Walden, ou la vie dans les bois, de Henry David Thoreau, était sur ma liste de lecture depuis une bonne vingtaine d’années… Il a fallu que l’éditeur Gallmeister en publie une nouvelle traduction récemment, et que les libraires le remettent en avant, pour qu’il trouve enfin sa place sur ma (monstrueuse) pile de livres à lire. (Pour le minimalisme, côté livres, il y a encore GRAVE du taf!) Au moment du départ en Toscane, ce livre a été glissé dans une valise : pour la première fois depuis deux ans, je ne lirai pas quelque chose en lien avec le yoga pendant les vacances. Croyais-je ! (Ben oui, quand les astres sont alignés, tu peux toujours lutter, les lois de l’univers te rattrapent !)
Ce récit difficilement classable est un monument de la littérature américaine, sorte de journal de bord de l’auteur qui prône le retour à la simplicité d’une vie rudimentaire, satisfaisant les besoins essentiels et permettant d’accéder à une véritable liberté. Dans quoi met-on les pieds quand on ouvre ce livre ?
En mars 1845, Henry David Thoreau, âgé de vingt-sept ans, commence à construire une cabane aux abords de Concord, Massachussetts, sur un terrain prêté par son ami Ralph Waldo Emerson au bord du lac Walden. Il s’y installe à l’automne, et y vit pendant deux ans, deux mois et deux jours (il est précis Henry, méticuleux et brillant, alors il soigne les détails). Cette expérience est pour lui l’occasion de vivre en harmonie avec les saisons, et de réfléchir au sens de la vie tout en demeurant en périphérie de la ville où il est né, et où il continue de se rendre quotidiennement en passant par les bois. Walden se veut une sorte de bilan de sa première année passée en autarcie.
« Je suis parti vivre dans les bois parce que je voulais vivre en toute intentionnalité ; me confronter aux données essentielles de la vie, et voir si je ne pouvais apprendre ce qu’elles avaient à m’enseigner, plutôt que de constater, au moment de mourir, que je n’avais point vécu. Vivre est chose si précieuse : je ne souhaitais pas vivre ce qui n’était pas de la vie. Et je ne souhaitais pas non plus m’exercer à la résignation, sauf en cas d’absolue nécessité. Je voulais vivre intensément, et aspirer toute la moelle de la vie. »
Les raisons de sa mise à l’écart de la société sont multiples (allant du besoin de se reconnecter avec la nature, à celui de se créer un environnement propice à l’écriture, en passant par un dégoût non dissimulé de la société dans laquelle il a grandi). La finalité de Walden est cependant de réintégrer la société des hommes. Ce qui peut paraître comme une « dérobade » devant le rapport aux hommes a pourtant pour objectif de « retourner parmi eux pour leur offrir le modèle d’une vie supérieure ».
Avant de poursuivre, précisons que Thoreau s’inscrit dans le mouvement littéraire, spirituel, culturel et philosophique connu sous le nom de transcendantalisme, qui a émergé en Nouvelle-Angleterre à son époque. Les transcendantalistes croyaient à la bonté inhérente des humains et de la nature. D’après eux, la société corrompait la pureté humaine. Chaque individu devait viser indépendance et autonomie. Les transcendantalistes ont été fortement influencés par les philosophies grecques (notamment Pythagore et les néoplatoniciens) et orientales (bouddhisme, hindouisme, taoïsme). Henry David Thoreau avait la Bhagavad-Gîtâ comme livre de chevet et Ralph Waldo Emerson considérait le transcendantalisme comme lié, entre autres, au bouddhisme. Dès les premières pages de Walden, Thoreau cite les Védas qu’il évoquera à maintes reprises. Il parsème ses œuvres d’allusions à la culture hindoue, aux Lois de Manu mais aussi au yoga. Il est pour le moins étonnant qu’un américain de son époque ait eu accès à ce corpus de textes (qui, selon la tradition, fut révélé oralement aux sages indiens nommés Rishis). La connaissance que Thoreau et ses comparses en ont découle de l’ouvrage du Raja Ram Mohan Roy : Translation of Several Principal Books, Passages, and Texts of the Vedas publié aux États-Unis en 1832, et qui fut pour le jeune homme une source importante en matière de textes sacrés hindous. Les utopies des transcendantalistes (nature, pacifisme, végétarisme…) influenceront la beat generation dans les années 50, puis les hippies dans les années 60.
Dès les premières pages de Walden, Thoreau explique le financement de son projet, la construction de sa cabane, puis comment, pendant les deux années qu’il a passées dans les bois, il a mangé de ce que la nature lui prodiguait, cultivant quelques arpents de terre et cueillant les fruits de saison. Il évoque son désarroi quant à la condition de servitude dans laquelle la peur de manquer, la soif et le besoin maladif d’accumuler possessions et actes de propriété placent les hommes. « Par ce qui ressemble à un destin, souvent appelé nécessité, ils œuvrent, comme il est dit dans un vieux livre, à amasser des trésors que les mites mangeront, que la rouille érodera et que les voleurs voleront. C’est une vie d’homme stupide, comme ils le découvriront en s’approchant de la fin, s’ils ne le découvrent avant. » À maintes reprises, il s’effare ainsi de ce que ses pairs s’encombrent d’objets inutiles, et passent leur vie à accumuler des biens ou à courir après la possibilité de rembourser leurs dettes (Coucou le minimalisme !). Thoreau refuse cette existence occupée à poursuivre la subsistance quotidienne, pervertissant de fait leur liberté dans le désespoir. D’autant plus qu’en limitant son activité physique on peut préserver son capital énergétique. D’après Thoreau en travaillant moins, on s’assure une économie d’énergie substantielle. Un corps au repos a besoin de moins de nutriments. Cercle vertueux. (CQFD.)
Végétarien par intermittence, il réfléchissait d’ailleurs à la nécessité de manger de la chair animale, convaincu que bulbes, fruits, légumes et autres végétaux pouvaient suffire à maintenir notre structure musculaire et osseuse. « Un paysan ⌈lui⌉ dit : « vous ne pouvez survivre en ne mangeant que des produits d’origine végétale, car ils n’apportent rien de ce qui sert à fabriquer les os. » Et il consacre ainsi religieusement une partie de sa journée à fournir à son organisme ce qu’il croit être la matière première des os, sans cesser de marcher tout en parlant derrière ses bœufs qui, avec leurs os d’origine végétale, le tractent en le secouant, lui et sa lourde charrue, par-delà tous les obstacles du terrain. » Thoreau embrasse un régime digne de nos ancêtres chasseurs-cueilleurs, et fait des produits végétaux à sa disposition la base de son alimentation, même si de temps à autres il introduit à ses menus des poissons pêchés dans les eaux du lac, ou quelque petit gibier qui passe à proximité de son logis.
« La terre que je foule aux pieds n’est pas une masse inerte et morte, elle est un corps, elle possède un esprit, elle est organisée et perméable à l’influence de son esprit ainsi qu’à la parcelle de cet esprit qui est en moi » explique Thoreau en 1851. Le rapport qu’il entretient avec la nature, cette « simplicité volontaire » selon laquelle il choisit de vivre, est d’autant plus authentique qu’il se place au cœur de l’expérience. Dans Walden, chaque parcelle de forêt et du lac, chaque petit organisme y vivant est source de contemplation, d’admiration. À maintes reprises, Thoreau évoque les plantes, les petits animaux et insectes qu’il côtoie, et encense chaque parcelle de vie qu’il croise, pleinement conscient de sa place dans le grand cercle cosmique et vertueux de la vie.
L’universalité et la modernité du propos développé dans Walden est confondant : ce texte est une plongée dans les interrogations yogiques et hindouistes. Si j’avais lu ce livre il y a vingt ou même dix ans, j’aurais sûrement lu un autre récit, et la couleur yogique du propos m’aurait très échappé.
Tout ce dont les hommes ont besoin, ce n’est pas de quelque chose avec quoi agir, mais de quelque chose à faire, ou plutôt de quelque chose à être.
Thoreau avait pleinement capté l’importance de la réalisation humaine, et cherchait à transmettre ses idées et valeurs. Le passage de Walden à la postérité lui permet de continuer de le faire de nos jours.
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